Y a-t-il un pont entre J.Y. Calvez et A. Even ? Ou plutôt entre le développement de la Bretagne et Populorum Progressio ?
par Patrick DUQUESNE (participant à une journée de réflexion organisée par Paul Houée en 2006)
A cette question de Paul Houée en fin de journée, je ne peux que répondre : évidemment OUI !
Je précise que de 1961 à 1998 j’ai travaillé comme conseiller à la Chambre d’Agriculture du Finistère et que j’ai pu constater, avec l’expérience, que la logique du développement est la même pour les groupes humains, les régions, les pays, quels qu’ils soient, sauf que l’on ne part pas du même niveau selon les cas.
En 1961, juste à mon embauche, j’ai été chargé de mettre en place, AVEC les responsables agricoles, les structures dites de "vulgarisation agricole", mais qui dans l’esprit de ses promoteurs étaient déjà des "groupes de développement". Ce qui est curieux, c’est que quand le mot officiel de développement fut appliqué des années plus tard, l’esprit n’y était plus et ils étaient plutôt devenus des "groupes de croissance"…
Dès le début, notre maître à penser fut Jean Miossec, vice-président de la Chambre, disciple de François Perroux et qui nous a inculqué sa devise : "Le développement de tout l’homme et de tous les hommes". Nous fûmes nombreux, à cette époque à nous former aux sessions d’Economie et Humanisme avec, entre autres, des personnages comme Albertini qu’on ne peut oublier.
Notre but était de mettre en place des groupes mettant en lien des personnes afin qu’elles réfléchissent ensemble pour prendre en main leur devenir et qu’elles en soient responsables. Ces groupes se constituaient volontairement sans particularité, ce qui n’était pas le cas des CETA plus élitistes. Bien sûr, le sujet principal, j’ai envie de dire l’alibi, était le plus souvent technique mais le but principal était que les gens se réunissent et réfléchissent ENSEMBLE. Cette notion ne fut d’ailleurs pas comprise quand l’administration prit les choses en main, obligeant, par la programmation pluriannuelle, à mettre des objectifs techniques, les groupes n’étant considérés que comme des moyens alors que pour nous ils étaient un but.
Le souci permanent était de toucher tout le monde… ce qui ne fut pas le cas et pour nous déculpabiliser on se disait : "il y a la vulgarisation par dessus le talus !"
La mise en place des groupes féminins répondit aux mêmes buts et avec eux l’objectif fut plus facile à atteindre dans la mesure où les femmes acceptent plus facilement les formations sur un terme plus long, alors que les hommes furent davantage preneurs de "recettes immédiates".
On voit là le souci constant de "tous les hommes"
Pour ce qui est de "tout l’homme", les exemples sont nombreux…
La création du centre de formation de St Ségal sous la présidence de Jean Miossec et qui, au début, fut tout autre chose qu’un simple centre de formation technique : organisant des journées de réflexion sur des sujets relevant de la formation à l’économie générale, le devenir de la région, l’Europe, le monde, la sociologie, l’industrialisation, etc…
Toujours dans cette période, très riche, la mise en place, avec l’aide d’universitaires comme De Bernis de Grenoble, de recherches sur le développement de la région et la création du pôle industriel de Brest devant entraîner toute l’économie. La Chambre d’agriculture nous mettait à disposition pour travailler avec les comités d’expansion économique : CECOR, SEMENF, et plus tard, le CIDECOB dans le Centre Bretagne. Donc les préoccupations étaient bien plus larges que la simple agriculture. Je peux dire que pendant presque 15 ans, j’ai vraiment vécu le "développement intégral". Sans compter les différentes formations visant pour la plupart à la promotion de la personne. Je pourrais dire que nous formions les agriculteurs pour qu’ils n’aient plus besoin de nous ! Nous avons vécu, là, une période extraordinaire !
L’évolution fut extraordinaire… et puis, très vite, l’esprit s’est cassé : du développement de tous on est passé à la confiscation de la croissance personnelle, à la "méritocratie", je suis le plus gros donc je commande, je livre beaucoup de lait donc j’ai le droit à une prime de quantité, j’ai beaucoup de cochons donc j’ai un meilleur prix au kilo. La caricature de ce phénomène est la mise en place du marché porc au cadran avec le refus de la fixation du prix à la qualité, permettant le prix unique favorisant les grosses unités. Et puis, et puis, le début d’une sale période : le début du "tire-toi de là, que je m’y mette !" C’est la douloureuse histoire de ce que l’on appelé les "CAS DIFS" ("cas difficiles"), qui, plus tard dans les programmes de demandes de subventions n’étaient plus devenus qu’un numéro, les "302". Là, on est en plein dans les dérives stigmatisées par Populorum Progressio. Je précise, pour y avoir travaillé, comme conciliateur judiciaire, que le mutualisme en a pris un grand coup et que bon nombre de cas auraient pu s’en sortir. Les conseillers "animateurs" furent de plus en plus remplacés par des spécialistes techniques ; les groupements de producteurs furent financés de la même façon que les chambres pour des actions soi-disant identiques.
De là date la scission du monde agricole entre les partisans d’une plus grande solidarité et les plus libéraux, avec la création des deux syndicats, FDSEA et UD. Allant de Guy Le Fur à Alexis Gourvennec, avec toutes les couleurs intermédiaires, comme dans l’arc en ciel.
L’Etat favorisa cette évolution en adaptant le financement à une action plutôt qu’à une structure. Considérant d’une certaine façon qu’un groupement de producteur c’est la même chose qu’une Chambre d’agriculture ou un Centre de promotion sociale. D’où la dérive qui subsiste, ô combien, et qui consiste à mettre en place des actions pour obtenir un financement plutôt que de décider une action pour le bien commun et demander un financement pour le réaliser. La maîtrise de la politique de l’organisation est commandée par l’extérieur, par le financement. On est passé du politique déterminant le social et l’économique à l’économique qui décide du social et du politique.
Bien sûr je ne parle que de ce que je connais : l’agriculture. Mais je ne crois pas me tromper en disant qu’une bonne partie du développement de la Bretagne fut "boostée" par les responsables agricoles de l’époque. Il est certain que tous ont été influencés, consciemment ou non, par la philosophie Lebret et Perroux. Je me souviens d’un congrès national de mon syndicat à Vichy et dont le conférencier principal était F. Perroux. Il nous a confirmés dans ce que nous faisions tous les jours.
Bon, je l’admets, tout cela fait un peu "14-18"… Mais je voulais dire que j’ai vécu cette journée de St Jacut avec un réel bonheur. Qui, plus est, cela m’a obligé à relire Populorum Progressio. Je me suis dit que Populorum Progressio et le début de l’histoire du développement des bretons, c’est tout un. Pour ma part, j’aime beaucoup moins la suite de l’histoire qui aurait pu être toute autre si des gens hyper doués avaient bien voulu allier la réussite technique et économique à la promotion humaine. Cela me fait penser à la phrase que l’on dit après le Notre Père à la fin de la messe :
"Car le règne, la puissance et la gloire
T’appartiennent pour les siècles des siècles."
Heureusement il y a encore beaucoup de gens qui y croient !
Une question qui me préoccupe : pourquoi des textes aussi forts que celui là, et bien d’autres, ne sont-ils pas valorisés dans nos communautés ? Avons-nous peur ?
Encore merci pour cette journée !