Article paru dans Le Courrier, 16 Septembre 2006
par Benito Perez
ASIE - Au bord du chaos, le Timor-Leste est plus que jamais dépendant de ses encombrants parrains. Témoignage.
On pensait le Timor-Leste sorti d’affaires. Après la sanglante évacuation de l’armée indonésienne en 1999, ce petit territoire de 15 000 km2, peuplé d’un peu plus d’un million d’habitants, avait accédé en 2002 à l’indépendance. Dans ses gisements d’hydrocarbures, le pays le plus pauvre d’Asie du Sud-Est plaçait l’espoir d’un développement économique impossible en vingt-cinq ans d’occupation indonésienne. L’illusion s’est dissipée en avril dernier. Depuis la désertion du major Alfredo Reinado et le licenciement de quelque 600 soldats – 40% des effectifs – l’ex-Timor Oriental a replongé dans la violence. Pas moins de 180 000 Timorais ont fui les villes, de crainte d’être pris dans le feu opposant l’armée à la police, les partisans du président Gusmao à ceux de l’ancien premier ministre Alkatiri, habitants de l’Est et de l’Ouest ou plus simplement gangs rivaux attirés par le chaos. Les morts se comptent déjà en dizaines, attisant les braises des rivalités régionales. Installé au Timor-Leste depuis 2003, le coopérant genevois Olivier Langoisseux soutient le Centre de développement communautaire(1) (CDC), une ONG timoraise basée à Baucau, la principale ville orientale du pays. De passage à Genève(2), il nous livre son analyse sur la crise que traverse sa terre d’accueil, sur fond de chômage massif et de conflit entre le Portugal et l’Australie, les deux puissances tutélaires.
Que s’est-il passé en avril dernier pour qu’éclatent de pareilles violences ?
Olivier Langoisseux : Pour mieux le comprendre, il faut remonter encore un peu dans le temps. En janvier, l’Australie et le Timor ont conclu un accord sur le gisement de Greater Sunrise. C’était l’un des points d’achoppement entre les deux pays voisins qui se disputent des eaux territoriales riches en hydrocarbures concédés par l’Indonésie à l’Australie durant l’occupation. Les négociations menées par le premier ministre Mari Alkatiri ont permis au Timor d’obtenir 50% des royalties de Greater Sunrise contre 10% auparavant. Ce succès d’Alkatiri a fait pas mal de mécontents internationaux mais aussi locaux. Par ailleurs, en mai, on fêtait le quatrième anniversaire de l’indépendance. La mission de l’ONU qui tient à bout de bras le Timor depuis le départ des Indonésiens arrivait à échéance. C’est dans ce contexte qu’a éclaté le conflit au sein de l’armée. Les militaires provenant des provinces de l’Ouest se disent discriminés par rapport à ceux de l’Est, bastion de la guérilla indépendantiste sous l’occupation. Le 28 avril, la fin d’une manifestation a tourné à l’émeute sous l’instigation de groupes de jeunes casseurs. Les protestataires ont alors réclamé la démission du premier ministre accusé de refuser le dialogue, de réprimer en s’appuyant sur la police et de faire distribuer des armes à la population. Alkatiri a fini par démissionner en juin, laissant le pouvoir à José Ramos Horta, plus proche des Australiens. Dans les rues, la police timoraise a disparu. Quant à l’armée, elle est fractionnée. Du coup, la présence de forces internationales – surtout australiennes et portugaises – est devenue indispensable pour faire régner un semblant d’ordre… Quant à l’économie du pays, elle est plus que jamais sous perfusion onusienne.
On devine les visées des Australiens.Les Portugais en ont-ils ?
L’ancienne métropole est aussi intéressée par les hydrocarbures. Mais surtout, les télécommunications et l’énergie sont en mains portugaises. Lisbonne apprécie Alkatiri. Elle n’a pas hésité à lui fournir des avocats pour le défendre des accusations portées contre lui depuis avril…
Le pétrole suffit-il à expliquer l’intérêt des puissances étrangères pour ce minuscule territoire si pauvre ?
Les intérêts ont varié selon les époques. Lors du départ des Portugais en 1975, l’un des buts de l’Indonésie et de ses alliés occidentaux était d’empêcher l’émergence d’un Cuba asiatique alors en gestation. Sans enlever de mérite à l’extraordinaire lutte des Timorais, il faut admettre que le départ des Indonésiens a été favorisé par les occidentaux. En 1999, l’ennemi n’était plus le communisme, mais l’islam. Or le Timor est à 95% peuplé de catholiques. Outre ses hydrocarbures, il occupe une place stratégique sur les routes maritimes. Petit mais indépendant, le Timor-Leste devait être plus facile à manoeuvrer. N’oublions pas que si la langue nationale timoraise est le portugais, sa monnaie est le dollar…
Au-delà des ingérences étrangères, y a-t-il des causes internes aux troubles ? On parle beaucoup de problèmes « ethniques ».
C’est un prétexte. D’abord, il n’y a pas d’ethnies différentes sur l’île. Les Timorais appartiennent à la nation papou, sont catholiques et parlent portugais. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a des différences entre les habitants de l’Est et de l’Ouest, comme il peut y en avoir entre gens des montagnes et des plaines. Durant la lutte indépendantiste, l’Ouest était beaucoup plus tenu par les Indonésiens, qui y avaient des milices. Ses habitants n’étaient pas moins indépendantistes que ceux de l’Est où opérait la guérilla, mais ils ont dû développer d’autres formes de lutte clandestine. Malheureusement, l’idée d’un Ouest collaborationniste est restée, et les autorités n’ont pas su la dissiper. Aujourd’hui, les violences creusent encore plus ce fossé. On peut regretter que l’Eglise, qui possède une très forte influence, n’ait pas davantage oeuvré à la réconciliation, surtout au début de la crise. Peut-être que certains n’étaient pas fâchés de voir Alkatiri, qui est musulman et marqué à gauche, en difficulté. Sa démission, l’arrivée de Ramos Horta et la prise de conscience d’une part de la société civile permettront peut-être d’inverser la tendance et de rouvrir le dialogue. C’est urgent, car les gens n’osent plus voyager dans le pays – voire de circuler dans la capitale – de crainte d’être agressés du fait de leur origine. Au CDC, nous avons dû annuler des formations faute de candidats pouvant se déplacer à Baucau.
Et la situation économique ?
Elle joue un rôle indéniable. Le chômage est très présent et la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté pourtant fixé très bas. En quittant le Timor-Leste, les Indonésiens ont détruit nombre d’infrastructures. Quatre après l’indépendance, les revenus du pétrole ne profitent toujours pas aux Timorais, l’argent étant bloqué en attendant la fin des négociations avec l’Australie. La frustration est réelle et la crise a aggravé la situation. Des réserves ont été pillées, des quartiers brûlés et abandonnés, et la plupart des marchés ne fonctionnent plus. Sortir de la dépendance ne sera pas aisé. Après avoir été colonisés, puis occupés durant vingt-cinq ans, les Timorais ont pris l’habitude de vivre au jour le jour, et ont de la peine à se projeter dans l’avenir. Pourtant tout est à construire.
[1] - Le CDC est issu d’une collaboration entre le Diocèse de Baucau, l’Association de solidarité avec Timor-Oriental (ASTO) et le Centre Lebret à Paris, mandataire de M. Langoisseux. Le CDC apporte un appui à des projets agraires et suscite des initiatives économiques en particulier parmi les femmes.
[2] - Il interviendra jeudi 21 septembre 2006 lors d’un débat sur le Timor organisé par le Mouvement pour la coopération internationale (MCI). Les autres intervenants seront le père Martinho Gusmao, président du CDC, et Pascal Rouget, de l’association timoraise Biblio-Lorosae. A 20 h, Maison des associations (salle Carson), rue des Savoises 15, Genève.