En évoquant la question de l’agriculture urbaine dans les villes du
Nord, on se heurte d’emblée à une double difficulté.
Il y a d’abord cette association des mots agriculture et ville. L’une
et l’autre n’ont-elles pas des fonctions spécifiques selon une
division du travail à jamais établie ? A la campagne de produire, à la
ville de consommer ! Tout en remarquant que la frontière entre la
campagne et la ville tend à s’estomper !
Le mot « agriculture » (ager) est-il utilisé à point nommé ? Une
main, somme toute assez lourde, contraint et soumet la terre (engrais,
pesticides, semences, technologies diverses, machinisme, raison
instrumentale ,…). L’agriculture (l’horticulture) en ville serait
une sorte de paradis sur terre qu’évoque l’hébreu Pardes,
traduction du mot « jardin » (Ouaknin, 1994). Dans l’ hortus, la «
relation est précautionneuse, c’est une amitié respectueuse »
(Haudricourt, 1961).
Comment penser l’agriculture en ville ?
Peut-on penser l’agriculture en ville ? Dans un contexte de précarité
urbaine : pauvreté grandissante, chômage, stress professionnel,
vieillissement, désaffiliations (société d’individus), pollutions,
érosion des ressources symboliques (valeurs),…quelle est sa place
dans la ville ?
Un éclatement des activités et des initiatives rend difficile une
approche concertée. Quelques appellations en font état : jardins
ouvriers, familiaux, communautaires, collectifs, pédagogiques, scolaires,
thérapeutiques,… Jardins de terrasses, sur les balcons ou sur les
toits, micro-jardins, jardins en carrés,… Jardins de demandeurs
d’asile, jardins d’insertion, de réappropriation des lieux, du temps
choisi,…
Il y a là des enjeux importants de sécurité, voire de souveraineté
alimentaires, de réinsertion socioprofessionnelle, d’aménagement du
territoire par les usagers et notamment par les femmes, d’éducation,
de santé (individuelle, éco-systémique et communautaire), de
démocratie participative, de développement durable (éco-cités),…
L’exemple de Toyota au Japon
Comment rassembler ces questions urbaines et les multiples opportunités
qu’offre l’agriculture en ville ? Nous le faisons notamment, à partir
de l’analyse d’un cas précis que nous situons dans la ville de
Toyota au Japon.
Jusqu’à la réforme agraire lancée par l’occupant américain, après 1945, le Japon était historiquement marqué par une perméabilité urbano-rurale forte et cela grâce à l’absence de villes fortifiées (à la différence de la Chine et de l’Europe). Cette symbiose fondait la civilisation japonaise.
Le Japon d’aujourd’hui, est confronté lui aussi, à des précarités «
sociétales » comme le vieillissement et la récession. Situation
d’impasse et sentiment d’incertitude sont ressentis à travers le
pays. Le boom du « retour à la terre après la retraite " (teinen kinô)
indique qu’un bon nombre de nouveaux retraités de la génération
baby-boom sont désireux de passer leur retraite en cultivant la terre et
ainsi de retrouver leur Ikigai ( sens de la vie).
Désignant des valeurs subjectivement accordées à la vie d’une personne,
Ikigai peut être envisagé dans les trois dimensions suivantes : personnel
(soi), interpersonnel (entre-soi) et sociétal (citoyen). En général, la
politique d’Ikigai se mène en termes de vieillissement actif ou de
prévention de la dépendance et intègre les trois champs d’application
suivants au niveau local : culturel (éducation permanente), social
(volontariat, associations) et économique (petits emplois). Ainsi, le
jardinage à but d’Ikigai constitue souvent un atout. Et au-delà de
cette politique, si le vieillissement concerne de plus en plus l’ensemble
de la population, le jardinage à but d’Ikigai ne contribue-t-il pas à
améliorer la durabilité de notre société ?
Ainsi, Toyota, ville de taille moyenne (400 000 hab.), a lancé en avril 2004 le projet d’une nouvelle formation agricole destinée au public (agricole ou non) désireux de cultiver la terre à petite échelle. L’idée principale est à la fois de lutter contre la friche agricole et de promouvoir Ikigai dans la population vieillissante, constituée le plus souvent d’anciens ouvriers de l’industrie automobile locale. Ce projet dit « Nô-Life " (vie agri-rurale) est appelé à renouer avec de nouveaux types de préoccupations « citoyennes » inscrites dans un registre socioculturel ou écologique.
En Europe
En Europe, les « jardins solidaires » se veulent la traduction d’une
volonté par les citoyens d’inventer et de découvrir de nouvelles
relations à la terre, à l’espace, à la qualité de vie, à la santé, à l’autre,… en un mot d’un nouveau « partage solidaire de
la ville » en vue d’une durabilité qui est sociale, environnementale,
culturelle,… Et ce partage de la ville a une dimension proprement
politique.
Si l’on peut saluer l’action de quelques communes, voire de diverses
administrations, il faut cependant regretter que l’approche «
agriculture urbaine » soit émiettée au sens politique du mot alors
qu’il s’agit sans aucun doute d’une nouvelle synthèse à élaborer.
L’agriculture urbaine et ses « jardins solidaires » s’invitent comme
des partenaires à part entière dans la ville de demain. Si la politique
nationale est, comme au Japon, quasi absente dans la promotion de ce type
d’initiatives, les collectivités locales sont de plus en plus appelées
à jouer un rôle de coordinateur dans leur territoire en élaborant des
idées transversales liant le culturel, le social et l’économique.
jeudi 28 août 2008
[1] - Sciences politiques et sociales, Université de Liège
[2] - Réseau des jardins solidaires
[3] - Institut de la Vie, Bruxelles